Voyage au bout de l’envers

Couverture du livre Voyage au bout de l’envers

Saigon 1955. Les derniers français quittent l’Indochine dans le silence des illusions perdues. Un monde disparaît laissant derrière lui des rêves d’empires et des destins brisés. Nous sommes juste entre deux guerres. C’est le moment que choisit Renée Sinibaldi et son fils Fabrice pour débarquer au Vietnam, à contresens de l’histoire. Que viennent-ils chercher ? Frédéric Marinacce raconte l’enfance d’un écrivain. Il promène son jeune héros dans les dancings de Cholon et les villas de plaisir en compagnie d’Alexandre Venturi le Corse justicier passionné par les perles et les jolies filles. Son oeuvre passe et repasse par Saigon la ville où son grand père est mort pendant les massacres de septembre 1945, entre débâcle japonaise et insurrection nationaliste. Voyage au bout de l’envers remonte le temps, très loin, à l’endroit des rêves qui commencent.  » Je suis devenu écrivain en raison d’événements qui ont précédé ma naissance mais dont le mystère demeure en moi. Je voyage à l’envers pour m’approcher. « 

Première page

Dans la vie de chacun, il y a un point de non retour. Pour moi, ce point a été franchi très tôt. À Saigon en 1955. J’avais dix ans et j’ai tout compris. Nous descendions du Laos, fier paquebot des Messageries Maritimes, et la passerelle était plutôt à pic. Sur le quai un orchestre philippin jouait des airs de Xavier Cugat, espagnolades qui donnaient à l’Extrême Orient un parfum andalou, un côté Carmen et sombrero. Je tenais très fort la main de ma mère et sentais vibrer en elle une émotion incomparable à celle des passagers alentour; un trac à fleur de soie, au bord des larmes. Ses yeux clairs n’étaient pas assez grands pour embrasser les scènes de son passé. Tout le monde à besoin d’un lieu où revenir. Elle guettait chaque détail : les jeeps américaines et les autocars français. Les vêtements colorés des coolies. Quelque chose avait changé.L’acteur Daniel Gélin était assailli par une nuée de reporters en chemise blanche sous les éclairs de magnésium. Il venait tourner « Mort en fraude ». Maman m’embrassa sur le front. Un chagrin colonial s’empara de moi. Un geste tendre qui s’était fait rare depuis longtemps. J’avais peur de n’y entendre rien.Je ne savais pas ce que nous venions faire en Indochine. C’était le pays des souvenirs des autres. L’aventure qui s’ouvrait était menaçante, comme chargée d’une mauvaise mousson. Les secrets de maman débordaient d’une nostalgie fatale, d’une tristesse médusante, née pour des postérités lointaines. J’étais trop petit et trop excité par mes découvertes pour me rendre compte que les arroyos de l’ancienne Cochinchine charriaient déjà les encres de mon destin d’écrivain. Je ne savais pas non plus qu’on nous scrutait. Il était là, après la douane; l’ami du Laos nous attendait, envoûtant, inoubliable.